vendredi 10 août 2012

Interview d'Amélie Nothomb par Valérie Trierweiler

A l'occasion de ses 45 ans, de la sortie de son roman "Barbe bleue" et du 20ème anniversaire de sa carrière littéraire, l'auteur belge Amélie Nothomb a répondu aux questions de Valérie Trierweiler, Première Dame de France, pour l'hebdomadaire "Paris-Match" :

"Vous fêtez ce mois-ci vos vingt ans d'écriture. Quel regard portez-vous sur votre propre parcours?
- Je suis sidérée et ébahie, je vous donne ma parole d'honneur, que si, il y a vingt ans, on m'avait dit qu'on parlerait encore de moi en 2012, je ne l'aurais jamais cru, ni même espéré. Quand j'ai appris, moi humble Belge, que j'allais être publiée en France, j'ai pensé que c'était un miracle qui durerait trois mois, mais un miracle bon à prendre. J'étais déjà folle de joie. Mystérieusement, l'histoire d'amour ne s'est pas arrêtée, je ne sais pas comment çà fonctionne. Quand elle a débuté, çà a commencé à m'angoisser. C'est anxiogène de se dire que cela peut s'arrêter. J'ai peur que le charme se brise.

- Qu'avez-vous appris au cours de ces années?
- Que j'étais patiente. Je traite quasiment toujours le même sujet et j'en suis consciente. Les progrès sont très lents. Il faut beaucoup d'années pour progresser dans l'écriture et cela ne me dérange pas.

- Vous n'avez pas le sentiment d'avoir évolué dans l'écriture?
- Si, j'ai vraiment le sentiment d'avoir évolué dans le style, d'avoir une écriture plus épurée. Aujourd'hui, si je tombais enceinte d' "Hygiène de l'assassin", je serais plus sobre. Il se trouve que je l'ai relu car le manuscrit original va être publié par les éditions des Saints-Pères qui ont inventé un nouveau procédé de fac-similé. J'évolue vers plus de transparence tout en restant un écrivain baroque. Qui sait, peut-être, un jour, j'écrirai un roman de 40 pages?

- N'avez-vous pas vu les similitudes entre votre premier roman et le dernier, "Barbe bleue"?
- Au début, je vous jure que non. Un écrivain est tellement dépassé par ses obsessions, ses pathologies mentales. Ce n'est pas le même livre mais oui, c'est vraiment le même délire. C'est bien du même auteur. Le personnage féminin a la même rage, la même colère. Et il y a souvent de quoi être en colère pour une femme. Et les colères des femmes sont souvent taboues. Déjà, ma mère me disait : "C'est vilain pour une fille d'être en colère". Il me reste une colère, c'est certain.

- D'où vient-elle?
- Du fait qu'on a le sentiment de ne pas exister du tout, quel que soit le bruit que l'on fait. Je suis bien loin d'être la seule à éprouver cela. Je sais ce que c'est que de ne pas avoir été entendue. Pourtant, oui, je suis lue et entendue. Je suis privilégiée mais çà n'a pas toujours été le cas. Je ne sais pas comment tout çà est arrivé. Ces vingt ans ne sont pas passés très vite. Au contraire, cela a duré très longtemps et tant mieux car je les ai aimés! Certaines années ont été passionnantes.

- Pourquoi vous imposez-vous autant de contraintes, comme celle d'écrire chaque jour, dès 4h du matin?
- Pour lutter contre mes démons. Une seule fois, je me suis accordé un moment de liberté. C'était un dimanche matin de septembre 1997, j'étais épuisée et j'avais décidé de rester tranquillement à lire. Cela a été l'enfer, j'ai eu l'impression de régresser à l'âge de 13 ans, au pic de l'horreur pubertaire, de replonger dans le néant hostile. Pas dans le vide zen, mais dans le néant absolu. Mon sort n'est pas celui d'une martyre. J'adore écrire et j'adore répondre à mes lecteurs. Mais je suis une personne normale : j'ai une vie amoureuse, je vais au cinéma et je fais la vaisselle! Vous devez penser que je suis complètement dingue!

- Comment faites-vous pour vous renouveler?
- Pour en avoir discuté avec différents écrivains, je sais que le secret de l'inspiration est de ne jamais s'arrêter. C'est pour cette raison que je ne me suis jamais interrompue. Quand on arrête, cela cicatrise, moi, j'ai la plaie toujours ouverte. Comme si j'étais toujours en transe.

- La mort violente revient souvent dans vos livres?
- Rencontrer "l'autre", l'amour, est le but de la vie. Le malheur est que c'est très difficile de vivre avec l'autre, que la relation soit bénigne ou passionnelle. On le cherche et, quand on l'a rencontré, vient toujours le moment où l'on se pose la question : "Comment se débarrasser de la personne?". Dans le roman, ô merveille, tout est permis. On peut tuer. Moi, dans la réalité, je ne tue pas. Je ne dois pas être très dangereuse. Et la mort elle-même n'est pas tragique.

- Vous n'avez pas peur de la mort?
- J'ai décidé que la mort était une expérience intéressante, alors autant l'apprivoiser. Il ne faut pas la hâter pour autant, on y arrivera. Elle ne me fait pas peur pour moi. Je crains davantage la mort des autres que la mienne. La mienne, j'y pense. Il m'arrive même de l'espérer, surtout quand je suis très fatiguée. Mes insomnies sont parfois très noires, hallucinées d'horreur. Dans ces moments-là, j'écris dans ma tête. L'écriture étant sacrée, je ne fais pas de brouillon. J'écris trois, quatre pages ainsi.

- Vous évoquez souvent la nourriture dans vos romans?
- Oui, parce que j'ai eu des relations très difficiles avec la nourriture. A l'âge de 13 ans, j'ai commencé une anorexie. Je n'ai pas avalé un seul aliment pendant deux ans. A 15 ans, je pesais 32 kilos pour 1,70 mètre. Je vivais alors au Laos, il faisait très chaud et moi j'avais froid. J'ai senti que mon corps se séparait de mon âme. L'idée de manger à nouveau était pour moi une horreur. Je me vivais comme un démon. Il a fallu que je réapprenne à m'alimenter. J'ai vécu dans une haine de moi. Le conseil que je donne aux jeunes filles anorexiques est de partir loin, loin des siens. Moi, je suis partie au Japon. Loin des miens, loin de mes psychoses. C'est le seul message d'espoir que j'adresse. J'écrivais déjà mais c'était faible. Au Japon, je me suis fiancée à un garçon et, une semaine avant le mariage, je me suis enfuie. Le Japon m'avait sauvée mais je savais que ma vie n'était pas là-bas. C'est après mon retour que j'ai écrit "Hygiène de l'assassin".

- Les hommes ont plus souvent le mauvais rôle que les femmes dans vos fictions, non?
- Je n'ai pas le sentiment d'écrire sur la guerre des sexes, mais j'ai observé dans la vie que les hommes sont moins intéressants que les femmes. D'abord, elles sont plus belles et plus ambigües. Il est plus difficile de les placer du côté du bien ou du mal. Les hommes sont moins mystérieux. Dans ma vie, j'ai eu des adversaires mais j'avais moins à craindre des hommes que des femmes. Je suis un être sans malice, aussi quand je découvre que des gens me veulent du mal, je ne comprends jamais pourquoi. Même si je vois que beaucoup aimeraient être à ma place...

- Etes-vous allée jusqu'au bout de tous vos manuscrits?
- Oui, j'ai mené toutes mes grossesses à leur terme! J'ai accouché de créatures monstrueuses ou stupides, mais vivantes. Tout n'est pas bon, j'en suis à 75 manuscrits et je sais que beaucoup ne seront jamais publiés. J'ai pris des dispositions pour qu'ils ne le soient pas après ma mort.

- Je vous avais demandé en début d'entretien si vous aviez découvert des choses sur vous-même. Je vous repose cette même question.
- Oui, c'est vrai, j'ai découvert des choses sur moi. Tout en étant quelqu'un de gentil, j'ai une vraie violence en moi. Je fonctionne avec le système du vase et de la goutte d'eau. Quand je suis en colère, il vaut mieux ne pas être près de moi. Je ne supporte pas l'irrespect, le mépris ou le fait qu'une parole donnée ne soit pas respectée.

- Que savez-vous du bonheur?
- Dieu merci, j'en suis informée! Je suis vraiment dans la vie et dans la vie, il y a du bonheur. J'en ai déjà quatre heures par jour garanti avec l'écriture. C'est énorme. Il y a aussi des rencontres qui illuminent, ainsi que le plaisir et la beauté. Oui, çà vaut la peine de vivre. Je suis obsédée par la beauté. Ca oui, c'est une obsession. Je suis toujours à la chasse de la beauté : beauté humaine, beauté artistique, des paysages. Et çà, c'est indiscutable.

- Si vous ne deviez garder qu'un de vos livres, lequel serait-il?
- C'est une question inhumaine. C'est le choix de Sophie. Je ne veux pas choisir entre mes enfants. On ne préfère pas forcément le plus beau, le plus intelligent. Pourquoi devrais-je choisir? Tant de gens sont disposés à le faire à ma place.

- Chacun de vos livres est un best-seller. Que faites-vous de l'argent que vous gagnez?
- Je vis bien. Je peux aider mais je ne suis pas non plus Mère Teresa de Calcutta. Je m'offre du champagne. J'ai, comme dans "Barbe bleue", un frigo à champagne. Pour moi, boire du champagne est une cérémonie. Avant, je jeûne. Je ne bois jamais avant 18 ou 19 heures et jamais seule. Il faut une ou plusieurs personnes. Cela délie le coeur de parler avec l'ivresse du champagne, c'est autre chose.

- Vous craignez que le succès ne s'arrête?
- Je me dis, un jour, ils vont s'apercevoir de l'imposture : je ne suis qu'un clown belge! Une usurpatrice et pourtant j'écris moi-même! C'est une très grande angoisse, çà me fait très peur. J'aime avoir du succès et je ne sais pas si j'en suis dépendante.

- Qu'aimez-vous que l'on dise de vous?
- Sur moi, comme être humain, je suis moins exigeante que sur mes livres. Qu'on dise que je suis sympathique me suffit. J'espère surtout qu'on me trouvera bon écrivain dans vingt ans. Même si je ne me pose jamais la question de l'avenir. Je sais qu'il peut y avoir des surprises dans l'écriture comme dans la vie. La vie est stupéfiante".

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